Chronique

Les rescapes de ghar layachine

Publié par Amar Belkhodja le 17-11-2014, 17h23 | 258
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Janvier 1993. C’est l’aube. Pour joindre Lazharia, dans la daïra de Bordj Bounaâma, ce n’est pas une simple balade.

Il nous fallut plusieurs escales et escalades pour arriver dans cette agglomération des célèbres monts de l’Ouarsenis. Les chauffeurs de taxi se lèvent très tôt.  Ils conduisent plusieurs personnes à leur travail et autres voyageurs pour des raisons d’existence quotidienne. De Tiaret à Lazharia, la distance n’est pas si longue.

Cependant, les transports étant ce qu’ils sont, nous avions cette impression d’aller au bout du monde. Première escale à Tissemsilt. Il fait toujours nuit et froid. Trois quarts d’heure d’attente. Un salutaire taxi de Lardjem fait son apparition dans le noir. Ruée des premiers passagers. Prise en charge de l’engin et on met le cap sur Bordj Bouaâma.

Les premières lueurs commencent à s’annoncer. Sur les routes, des ombres se meuvent au niveau des deux bas côtés. Ce sont des dizaines d’enfants, par grappes, qui sont sur le chemin de leurs écoles et CEM. Heureusement – ou malheureusement pour l’agriculture – qu’il ne pleut pas.

éanmoins, il gèle terriblement. Après Lardjem, nous percevons les lumières de Bordj Bounaâma qui s’éveille sous la « haute surveillance » des cimes de l’Ouarsenis. Deux pics des deux montagnes géantes s’élancent vers les cieux. Un paysage nocturne fort impressionnant.

Deuxième escale à Bordj Bounaâma. Il est 7 h 30 environ. Le temps est glacial. Point de taxis en direction de Lazharia. Obligé donc de recourir aux taxis qui font la navette entre Bordj Bounaâma et Chlef. Les virages sont dangereux surtout en période de gelée. Le chauffeur ralentit plus d’une fois pour éviter les dérapages. Il est 8 heures. Enfin Lazharia.

Trois heures de trajet pour une distance d’une centaine de kilomètres à peine. Notre correspondant, Sekri Mohamed, cadre d’Air-Algérie, nous rejoint peu de temps après. L’APC de Lazharia nous prête son concours pour une nouvelle expédition.

Un véhicule nous est affecté. Nous quittons la route nationale qui mène à Chlef pour emprunter un chemin goudronné jusqu’à Tamezlait, petite bourgade où s’arrête le goudron. Le plus gros reste à faire. Impraticable en temps pluvieux, la piste sinueuse nous conduira jusqu’au site, objet de notre déplacement.

Le chauffeur rumine. La piste est contre- indiquée à son véhicule léger et fragile. Il risque à tout moment de s’immobiliser. Cahin-caha, la descente s’accomplit sans problèmes de mécanique ni de crevaison.

La région de Lazharia est abondamment boisée. La régénération et les nouvelles plantations sont intervenues après 1962. Le napalm et les bombardements intensifs ont fait d’énormes dégâts pendant la guerre de libération nationale. Sur le parcours qui doit nous mener à Ghar Layachine où des djounoud furent gazés, nous découvrons un paysage fantastique.

C’est la découverte de l’Ouarsenis, splendide, majestueux, immense. « Dans cette région, nous confie M.Tounsi Mohamed, ancien moudjahid, fils de chahid, chaque famille a un chahid, deux, parfois trois. Le ciel ne désemplissait jamais de l’aviation meurtrière. C’était infernal ».

L’armée française s’était acharnée à tout brûler, tout dévaster, tout décimer, tout raser, parce que l’Ouarsenis était devenu un grand bastion de la lutte armée. Les batailles faisaient rage. L’ALN se battait avec héroïsme et bravoure.On nous indique partout dans la zone, il existe des tombes de chouhada isolées.

Une centaine peut-être plus. Lentement nous glissons vers la cuvette. Une immense cuvette au loin. Nous apercevons le barrage de Oued Fodda dont les eaux sont destinées à irriguer le périmètre de Chlef. Le volume d’eau a nettement diminué au cours de ces dernières années. Actuellement le taux de pluviométrie est presque nul. Le projet de mis en valeur de l’Ouarsenis n’a pas encore donné les fruits escomptés.

Il faudrait beaucoup d’eau pour permettre à l’agriculture de montagne de se développer et au terrain de devenir fertile. Mais les effets de la sécheresse sont là. L’élément précieux devient de plus en plus rare. Toutes les agglomérations de l’Ouarsenis accusent un déficit en alimentation en eau potable. Nous traversons un douar dont les habitants parcourent plusieurs kilomètres de la route pour ramener quelques gorgées d’eau salutaires à l’existence. L’exode rural est une dure réalité. Les chefs de famille et les jeunes vont dans toutes les directions Alger, Blida, Médéa, Tiaret à la recherche d’un poste de travail de plus en plus rare de nos jours.

Nous nous rapprochons de Ghar Layachine, devenu aujourd’hui un tombeau des combattants gazés par l’armée française. Sekri Mohamed, natif de la région, tenait à nous montrer l’endroit. Nous abandonnons le véhicule chez un petit paysan et continuons le trajet à pied sur 600 ou 700 mètres environ. Les rescapés de la tragédie d’octobre 1959 se trouvent sur les lieux pour relater les atroces événements qu’ils ont vécus.

D’immenses roches se dressent devant nous. Chacune doit peser plusieurs tonnes. Nous en escaladons, avec beaucoup de précautions, quelques-unes pour découvrir les orifices des grottes souterraines. Elles sont aujourd’hui obstruées. L’armée française avait fait sauter à l’explosif Ghar Layachine.

Othmane Mohamed, ancien armurier de l’ALN, l’un des rescapés de Ghar Layachine, âgé de 74 ans, nous raconte :
« La première attaque de Ghar Layachine remonte à 1957. Par la suite, l’armée française avait appris que des chambres souterraines étaient utilisées par l’ALN En effet dans ces grottes, l’ALN avait mis en place une unité de confection de tenues militaires.

En octobre 1959 les Français avaient décidé de détruire définitivement Ghar Layachine qui servait de refuge aux riverains et aux djounoud de l’ALN lorsqu’ils étaient menacés par l’aviation. »

« Une aviation qui opérait dans les zones limitrophes, de manière à obliger les habitants à fuir vers les grottes pour les craquer ensuite sachant que la population avait pris l’habitude d’utiliser Ghar Layachine comme refuge ».

Habitants et djounoud se dispersèrent par petits groupes dans les différentes chambres souterraines.
L’armée française, s’étant assurée que les gens s’étaient réfugiés dans les grottes, a dépêché sur les lieux des équipes spécialisées de réduction de grottes.

El Atteuf Kaddour, 73ans, raconte : « Je faisais partie d’un groupe de 7 personnes – 2 civils et 5 djounoud – Nous savions que nous étions encerclés de toutes parts. Nous avions décidé de rester sur place. Sept jours et sept nuits s’étaient écoulés, sans eau ni nourriture.

Dès le deuxième jour, les soldats français commençaient à nous projeter des grenades lacrymogènes pour nous déloger. Nous avions toutefois pu supporter ce premier jet. Dehors les Français mijotaient d’autres méthodes de destruction. Ils firent introduire un tuyau et à l’aide de compresseurs, ils injectèrent à l’intérieur de notre chambre souterraine un gaz nocif, meurtrier. Nous sentions tout notre corps brûler. Nous subissions toutes sortes de malaises: étourdissements, pertes de connaissance, vomissements... ».

« Au septième jour, moribonds, nous avions résolu de quitter les souterrains. Certains d’entre nous avaient déjà péri d’asphyxie et d’intoxication violente. Amrous Belkharoubi est mort à l’intérieur de la grotte ».

Dehors, les soldats français avaient dressé un campement permanent. Les premiers interrogatoires commençaient, suivis de tri. Les uns étaient conduits au centre du barrage de Oued Fodda, les autres directement au tristement célèbre centre de torture et d’internement de Beaufils, dans la commune de Ouled Farès. D’autres encore furent carrément dénudés et jetés par-dessus bord d’un hélicoptère dans les eaux du barrage d’Oued Fodda. Ce fut le cas du chahid Mohamed Rachedi.

Certains de ceux qui avaient quitté Ghar Layachine se trouvaient très mal en point. Ils avaient succombé quelques jours après leur sortie de la grotte gazée. Saâdi Benaissa, Saâdi Mokhtar, Soukri Ali, Laâbani Said, Zouich Mohamed sont tous morts à Beaufils des suites du gaz mortel injecté en grosses quantités dans les grottes. El Atteuf Djilali, Nichani Ahmed, El Atteuf Miloud comptent parmi les rescapés du gaz meurtrier de Ghar Layachine.

Ce dernier évoque : « Au quatrième ou cinquième jour, un harki attaché à une corde, se laisse glisser vers l’orifice de notre grotte. Il nous sommait de nous rendre. L’un de nos compagnons le tua net d’une balle. Son corps fut aussitôt hissé vers la surface. Après quoi, nous fûmes submergés d’un gaz qui nous faisait atrocement mal.

D’ailleurs, après la réduction de la grotte, l’endroit fut interdit. Les gaz étaient encore emmagasinés à l’intérieur et présentaient un danger mortel pour les riverains », rapporte Miloud, le plus jeune des rescapés. Immédiatement après la sortie des habitants et djounoud de l’ALN, au nombre de 86, d’après les témoignages, l’armée française fit sauter Ghar Layachine à l’explosif. Aujourd’hui, il n’existe plus aucun moyen de pénétrer à l’intérieur des chambres souterraines. Les immenses roches se sont affaissées les une sur les autres.

L’ALN et les riveraient furent privés d’un abri naturel contre les bombes meurtrières d’une armée décidée à rééditer la politique de la terre brûlée prônée par Bugeaud et consorts dès les premières années de la conquête.

Combien de personnes sont-elles restées à l’intérieur de la grotte ? Personne n’a plus aucune idée sur leur nombre et leur identité. Ghar Layachine lui seul détient le secret. Les sculpteurs de l’Algérie viendront peut-être un jour graver sur les colossales roches la date de la tragédie des habitants et combattants de l’Ouarsenis gazés à l’intérieur de ce qui sera leur tombe collective. Ghar Layachine mérite qu’on vienne assez régulièrement sur les lieux pour évoquer et rendre hommage à tous ceux qui s’étaient sacrifiés pour la patrie de l’Emir Abdelkader.

Par Amar Belkhodja (*)

 

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