Quand les ossements humains provenant des cimetières musulmans servaient à l’industrie (1833)

Publié par Par Amar Belkhodja (*) le 02-02-2014, 16h52 | 3540

A la même époque où l’Histoire enregistre les forfaits  perpétrés contre l’espèce humaine, les morts  n’ont pas droit eux aussi, au salut. Le duc de Rovigo qui convertit les lieux du culte musulman en établissements et en dépôts et magasins militaires ou carrément en églises, qui lance ses troupes dans le massacre de paisibles populations, ce même duc n’épargne pas non plus les cimetières musulmans dont les ossements humains vont servir dans l’industrie. 

Cependant, avant leur affectation  aux fins industrielles, les cimetières musulmans serviront d’abord à d’autres fonctions. La première est d’ordre urbanistique puisque les français supprimeront des espaces de sépultures au profit du développement de l’habitat urbain destiné à  abriter les premiers immigrants et également à l’ouverture de chemins.

Ainsi, en 1831, le génie militaire se lance dans le défoncement aux limites de la Casbah d’Alger. Les travaux de la route du Fort l’Empereur et ceux d’une esplanade construite près de Bab El-Oued, entraînent la destruction systématique de deux cimetières musulmans, faisant fi des règles religieuses des populations conquises par la force, avec une remise en cause des promesses faites solennellement par le général de Bourmont quand il occupa Alger. 

« On aurait dû agir avec moins de brutalité qu’on ne le fit et ne pas donner le scandale d’un peuple civilisé violant la religion des tombeaux. Il fallait procéder avec ordre et décence et transporter les ossements dans un lieu convenable. Au lieu de cela, ces tristes débris furent dispersés au hasard. Dans les travaux de déblaiement, lorsque la ligne tracée impassiblement par l’ingénieur partageait une tombe, la pioche coupait en deux et la tombe et le squelette.

La partie qui tombait allait servir de remblai à quelque autre point de la route et celle qui restait demeurait exposée à tous les regards sur le revers du chemin. Ces sépulcres béants étaient comme autant de bouches accusatrices d’où les plaintes des morts semblaient sortir pour venir se joindre à celles des vivants, dont nous démolissions en même temps, les demeures, ce qui fait dire à un Algérien avec autant d’éloquence que d’énergie que les français ne laissaient à ses compatriotes ni un lieu pour vivre ni un lieu pour mourir ». (Annales algériennes - T.I. - pp. 227-228).

Les cimetières algériens sont rasés pour l’ouverture des chemins, des routes et servent à la construction de nouveaux édifices imposés par les besoins de la colonisation et « les apports civilisationnels ». Ces mêmes cimetières, un peu partout dans le pays, allaient agrandir les domaines des colons toujours avides de nouveaux espaces pour augmenter les profits en rendements agricoles. En 1920, trois cimetières algériens furent annexés aux labours par un colon dans la région de l’Arbaâ. En 1952, dans la région de Sidi Hosni (Tiaret).

Un autre colon n’hésitera as à labourer un cimetière musulman pour étendre sa propriété agricole. Les squelettes des cadavres écrabouillés par les charrues n’étaient pas entièrement décharnés ni totalement décomposés. Les familles accouraient sur les lieux pour pleurer et se lamentaient sur des parents tout récemment enterrés.

Urbanisme et routes rasaient des espaces de sépultures même s’il fallait couper le tombeau en deux par rigueur au tracé élaboré par les ingénieurs des ponts et chaussées. Voraces, les colons annexaient à leurs domaines des cimetières musulmans déclarés « vacants » par la volonté d’un système qui pille les vivants de leurs biens mais pillant aussi les morts de leurs tombes, lieu du dernier sommeil. Les Algériens subissent tous les affronts. Le plus cruel, c’est celui par lequel nous allons clore ce bien douloureux chapitre.

Les ossements humains, exhumés par la charrue coloniale ou par le matériel des ponts et chaussées, vont également servir pour un commerce sordide. Ils sont expédiés à Marseille où ils sont utilisés dans la fabrication du sucre. 

L’historien Moulay Belhamissi fait état des navires chargés d’ossements provenant des cimetières musulmans en partance pour Marseille : « Pour du noir animal (1) nécessaire à la fabrication du sucre, les ossements récupérés des cimetières musulmans sont expédiés à Marseille. A l’époque, on réfuta les faits malgré les témoignages. Mais l’arrivée dans le port phocéen, en mars 1833, d’un navire français La Bonne Joséphine », dissipa les derniers doutes. Des os et des crânes humains y furent déchargés.

Le docteur Ségaud précisait, dans le journal Le Sémaphore que «parmi les ossements, certains venaient d’être déterrés récemment et n’étaient pas entièrement privés de parties charnues ». Ce que confirmera Berbrugger par la suite.

L’utilisation industrielle des ossements d’Algériens est effective». Moulay Belhamissi - Etude intitulée «Une tragédie aux portes d’Alger - Le massacre des Aoufias»).
Le pays conquis se trouvait ouvert à tous les trafics, y compris celui de la profanation et le pillage des cimetières en y prélevant les vestiges humains aux fins de recyclage dans l’industrie du sucre en activité à Marseille.

Olivier Le Cour Grandmaison cite lui aussi les révélations faites par le docteur Ségaud sur l’utilisation des ossements humains aux fins industrielles : «J’y ai vu des crânes, des cubitus et des fémurs de classe adulte récemment déterrés et n’étant pas entièrement privés de parties charnues. Une pareille chose ne devait pas être tolérée».

L’auteur de Coloniser-Exterminer complète lui-même : « A la suite de ces révélations, prises très au sérieux par les autorités politiques de la métropole au point que l’affaire devint rapidement nationale, le ministère de la guerre ordonna à l’intendant civil de la province d’Alger de mener une enquête pour déterminer les origines de ce commerce et pour le faire immédiatement cesser ». (Coloniser-Exterminer - p.169)

(1)    «Le noir animal», appelé aussi «charbon animal», est un charbon d’os que l’on obtient en calcinant les os en vase clos ». Utilisé dans l’industrie «pour la décoloration des liquides organiques et la réduction de certains oxydes». Il fut aussi employé pour «la fabrication du sucre». (Renvoi 2, annexé par moi-même au texte de Moulay Belhamissi et cité par Olivier Le Cour Grandmaison dans - Coloniser - Exterminer - p.169 - Fayard - 2005 ; ceci par opportunité et pour mieux éclairer le lecteur sur cette substance chimique qu’est le « noir animal » (Note de l’auteur).,

Informé de ce commerce des restes humains, l’Emir Abdelkader fit parvenir partout dans le pays des recommandations interdisant impérativement aux Algériens de consommer le sucre blanc, une consommation qui pourrait, en toute évidence, assimilée à une forme d’anthropophagie. « De troublantes assertions ont couru au sujet de l’utilisation des restes humains.

Julien écrit à ce sujet : «On peut se demander si des entrepreneurs astucieux ne puisent pas dans les squelettes jetés sur les remblais pur compléter leurs stocks à peu de frais. Berbrugger attesta l’utilisation industrielle des ossements. Le fait rapporté à Abdelkader par Bouderba (en 1838) amena l’émir à proscrire le sucre blanc au nom de la religion ». (Cité par S. Aouli, R. Reddjala et Ph. Zoummeroff dans Abdelkader - p. 95 - Fayard - 1994). 

Le sujet est traité avec davantage de détails et de précision par Olivier Le Cour Grandmaison qui souligne en guise de préambule dans son magistral ouvrage Coloniser - Exterminer : «Les outrages infligés au corps physique de l’«Arabe», qu’il soit vivant ou mort, s’étendent aux cimetières et à leur contenu : les squelettes ». (p. 168).

L’auteur a eu le mérite de passer au peine fin une volumineuse somme d’archives qui dénude absolument et entièrement un système que l’humanité et son Histoire doivent renier avec force parce qu’il aura causé une honte difficilement surmontable. Un rejet par nécessité d’épuration salvatrice et salutaire. L’auteur évoque, preuve et documents à l’appui, les pratiques, répréhensibles, assumées  aisément et sans gêne et sans risque de perturber l’esprit de leurs auteurs, de profanation d’espaces d’accueil des corps sans vie pour le denier sommeil.

Ce qui constitue une atteinte aux traditions séculaires partagées par toutes les sociétés, des plus antiques aux plus récentes, respectueuses de leurs morts et de leurs sépultures. « Quand cela leur semble nécessaire, les ingénieurs des ponts et chaussées n’hésitent donc pas à profaner ces lieux que l’on épargne en Europe pour respecter les défunts, leur mémoire et celle de leurs descendants.

La terre, avec les restes humains qui y ont été ensevelis, est quelquefois utilisée en guise de remblai pur les routes tracées au mépris des sépultures traditionnelles, que l’on éventre sans ménagement. Parfois, des pierres tombales récupérées à cette occasion sont employées pour construire de nouveaux édifices, comme le rapporte à l’époque un historien, qui signale qu’un gouverneur a fait bâtir six moulins à vent près d’Alger avec des matériaux prélevés dans différents cimetières. Plus surprenant encore, des restes humains furent utilisés à des fins industrielles et servirent à la fabrication du charbon animal ». (Coloniser - Exterminer - pp. 168-169).

La « Métropole » informée de l’utilisation des ossements provenant des cimetières musulmans ne semblait pas approuver ce commerce indécent ; mais comme à l’accoutumée, on n’est pas à un scandale près et les promoteurs de l’industrie utilisatrice d’ossements humains ne seront jamais inquiétés.

«Il n’en demeure pas moins que ce qui été perpétré en Algérie, constitue, au sens strict du terme, un précédent inquiétant ; pour la première fois sans doute, dans l’histoire de l’Europe soumise aux transformations de la révolution industrielle, des restes humains furent employés dans l’élaboration de produits de consommation courante. Il s’agit donc d’une rupture majeure que soutiennent la bestialité et la dégradation méthodiques de l’autre comme vivant, pus comme mort ». (Coloniser - Exterminer - p. 171).

Les profanations de cimetières musulmans «aux fins utilitaires» agricoles et l’utilisation de leur contenu (ossements) «aux fins industrielles» sont signalées tantôt en 1833 tel que le rapporte Moulay Belhimissi, tantôt en 1838, signalé par Charles-André Julien, date à partir de laquelle l’Emir Abdelkader est mis au courant, selon l’historien de l’Afrique du Nord. Or, selon Belhamissi Abdelkader est informé des transformations industrielle d’ossements déjà en 1833 ; les premières révélations étant faites par le docteur Ségaud.

L’information parvenue en 1838 dans l’enceinte de l’Emir Abdelkader serait-elle si tardive ? Sinon, il faut conclure et admettre que ce commerce des restes de squelettes s’était maintenu et persisté depuis l’aube de l’invasion française, malgré les illusions d’un tollé sans lendemain, comme celui des parlementaires français, plus tard, en 1845, indignés par les enfumades du Dahra, remettant en cause les méthodes d’extermination sans pour autant remettre en cause l’invasion et l’appropriation des territoires proprement dits.   

Ces pratiques, dévastations des cimetières pour les aménagements urbains et leur annexion pour grossir les domaines agricoles, puis suivies de cargaisons d’ossements en destination d’une industrie marseillaise dans la fabrication du sucre, sont une identification d’une société en quête exclusive du profit, libérées entièrement des contraintes et des prescriptions tant morales que religieuses.